Aujourd’hui, il n’existe aucun traitement pour stopper la sclérose en plaques. Pourtant, les symptômes – troubles de la vision, picotements, paralysie, fatigue… – deviennent vite handicapants. Les attentes étaient donc grandes lorsqu’en 2008 l’équipe de Ludwig Kappos, à l’université de Bâle, en Suisse, a invité des personnes atteintes de cette maladie auto-immune à participer à un nouvel essai clinique.
L’objectif : tester une substance nommée « atacicept », censée réduire fortement la quantité d’un certain type de globules blancs – les lymphocytes B – dans le corps des patients. En effet, des études antérieures avaient révélé qu’une baisse du nombre de ces cellules réduisait les attaques de la sclérose en plaques dans certains cas, et cette nouvelle molécule devait éliminer un spectre encore plus large de lymphocytes B que les médicaments testés jusqu’alors. D’où l’espoir d’une meilleure efficacité.
Mais les choses ne se sont pas passées comme prévu et l’essai fut arrêté en 2009 : selon les résultats intermédiaires, l’état des patients n’était pas amélioré par le traitement. Au contraire, il se détériorait. Toutefois, cet échec a permis à la communauté scientifique de découvrir de nouveaux mécanismes impliqués dans la sclérose en plaques, notamment le rôle important d’un acteur inattendu : le microbiote intestinal, à savoir l’ensemble des microorganismes inoffensifs, principalement des bactéries, qui peuplent nos intestins.
Le système immunitaire attaque les nerfs
La sclérose en plaques est une maladie inflammatoire chronique du système nerveux central. Pendant longtemps, on a cru que d’autres globules blancs, des lymphocytes T, étaient les principaux déclencheurs de la maladie. Ces derniers forment les défenses spécifiques de notre organisme et ont des fonctions distinctes selon leur sous-type. Par exemple, des lymphocytes T, dits « cytotoxiques », tuent les cellules infectées par des agents pathogènes, alors que d’autres, dits « auxiliaires », orchestrent l’activité de différentes populations de cellules du système immunitaire en réponse à une attaque d’intrus comme des virus.
Diverses sous-populations de lymphocytes T auxiliaires patrouillent dans le corps. Certaines sont pro-inflammatoires – elles activent la prolifération d’autres cellules immunitaires –, d’autres ont, à l’inverse, un effet anti-inflammatoire. Mais chez les personnes atteintes de sclérose en plaques, l’équilibre de ces cellules est perturbé : il existe trop de lymphocytes T auxiliaires pro-inflammatoires et pas assez de cellules T anti-inflammatoires. Il s’ensuit une réaction excessive du système immunitaire, qui se retourne contre les structures de l’organisme en les considérant – à tort – comme étrangères : on parle de réaction auto-immune. Dans le cas de la sclérose en plaques, c’est la gaine isolante de myéline qui est détruite. Cette gaine est produite par des cellules spécialisées du système nerveux et entoure les prolongements des neurones et les nerfs, ce qui les protège et accélère la transmission des informations.
Puis sont arrivées les études montrant que des traitements qui réduisaient le nombre de lymphocytes B pouvaient diminuer les attaques, ce qui suggérait que ces cellules immunitaires étaient aussi impliquées dans la maladie. Leur rôle a été mis au jour. Habituellement, les lymphocytes B reconnaissent les intrus et produisent des anticorps, ou immunoglobulines G (IgG), spécifiques à ces derniers. Les anticorps sécrétés « marquent » alors les molécules étrangères afin qu’elles soient détruites. Or, dans la sclérose en plaques, les IgG produites se fixent sur des composants de la gaine de myéline… On parle alors d’autoanticorps. En outre, des lymphocytes B sont capables de déclencher localement des inflammations en libérant certains messagers chimiques.
Voilà pourquoi, jusqu’à maintenant, la déplétion des lymphocytes B était ce qui se faisait de plus efficace pour freiner la progression de la sclérose en plaques. Mais les médicaments utilisés ne sont pas spécifiques : ils ne réduisent pas seulement les populations produisant des autoanticorps, ils éliminent presque tous les lymphocytes B. Ce qui affaiblit le système immunitaire dans son ensemble, de sorte que les personnes traitées sont plus vulnérables aux infections, comme le Covid-19 ou la grippe. En outre, aucun de ces traitements ne permet de guérir de la sclérose en plaques. Ils ne font qu’atténuer les symptômes en limitant momentanément la destruction de la gaine de myéline.
À la recherche des « bons » lymphocytes B…
On s’attendait que l’atacicept, qui s’attaque à un spectre plus large encore de lymphocytes B, ait les mêmes travers, mais soit plus efficace contre la maladie… Comment expliquer que l’on ait observé l’effet inverse ? Une hypothèse est que tous les types de lymphocytes B ne soient pas délétères dans la sclérose en plaques et qu’un sous-groupe soit bénéfique. Ce dernier pourrait par exemple protéger les tissus comme le font certains lymphocytes T auxiliaires. Si de tels lymphocytes B existent, mais sont éliminés par le nouveau médicament, il semble logique que les symptômes s’aggravent. Nous étudions cette hypothèse depuis quelque temps maintenant et avons obtenu nos premiers résultats en 2020, en collaboration avec des chercheurs des universités de Heidelberg, de Toronto et de Californie, à San Francisco.
D’abord, nous avons découvert, dans le tissu cérébral de patients décédés qui souffraient de sclérose en plaques, qu’un type de lymphocytes B s’accumulait dans les régions enflammées où la gaine de myéline était attaquée. Ces cellules produisaient une molécule nommée « interleukine-10 », dont on sait qu’elle a un effet anti-inflammatoire et favorise la guérison des lésions. Elles sécrétaient également des anticorps particuliers : des immunoglobulines A, ou IgA. Dans l’organisme, ces molécules sont connues pour protéger les muqueuses (de la bouche, des intestins, du vagin…), où elles sont massivement produites, et pour réguler le microbiote. Et, de fait, nous avons montré que les IgA trouvées dans le cerveau des patients ne se fixaient pas sur les tissus cérébraux, mais… sur des bactéries intestinales ! Elles ne semblaient donc pas produites par des lymphocytes B autoréactifs – ceux qui libèrent des autoanticorps IgG détruisant la myéline –, mais par de « bons » lymphocytes B provenant de l’intestin. Ceux-ci auraient migré vers le cerveau et y protégeraient les tissus enflammés en sécrétant des interleukines anti-inflammatoires…
Depuis cette découverte, on sait que ces « bons » lymphocytes B provenant des intestins jouent aussi des rôles importants dans d’autres maladies cérébrales, ainsi que dans la grippe ou certains cancers. Leur mode d’action – permettant de réduire les inflammations excessives – serait donc plus répandu qu’on ne l’imagine dans le corps. Mais que font ces globules blancs de l’intestin dans le cerveau, autour des neurones, et comment y parviennent-ils ?
Cerveau et intestin communiquent
En fait, cerveau et intestin sont liés de deux façons. Par la circulation sanguine et par le nerf vague, qui s’étend de l’estomac à la tête. Ils échangent ainsi des informations et des substances. Dans le tube digestif, il y a presque autant de microorganismes formant le microbiote que de cellules dans le corps humain… Et l’on sait maintenant que cette flore non seulement nous aide à digérer les aliments, mais participe aussi à notre santé à bien des égards ! Mais cela dépend beaucoup de sa composition et de sa diversité en espèces bactériennes, qui est en grande partie déterminée par ce que nous mangeons, de même que par notre mode de vie, par exemple plus ou moins stressant. Bonne nouvelle : le microbiote des adultes est généralement « solide » et se stabilise au fil des années. Un burger ou des saucisses de temps en temps ne l’affectent guère…
Les bactéries de l’intestin sont en contact direct avec les cellules immunitaires de l’organisme et modifient leur activité. Certaines provoquent alors des réactions inflammatoires, d’autres des mécanismes de protection des tissus. De plus, des microorganismes digèrent des composants alimentaires et produisent ainsi des molécules et des messagers bénéfiques aux cellules humaines. Certains d’entre eux joueraient d’ailleurs un rôle important dans l’inflammation cérébrale : il s’agit des acides gras à chaîne courte (des composants de la « graisse » ne comportant que quelques atomes de carbone).
Ces derniers circulent ensuite dans tout notre corps via les intestins et la circulation sanguine. Or ces petits acides gras jouent à leur tour un rôle important dans les défenses de l’organisme en ayant des effets soit anti-inflammatoires soit pro-inflammatoires. Dans un tube digestif sain, il existe donc une interaction finement coordonnée des bactéries de la flore et des cellules humaines, ce qui est très important, car, au cours du développement, cela contribue à la formation d’un système immunitaire qui fonctionne bien…
Les scientifiques étudient depuis longtemps la composition de la flore intestinale et ses effets dans différentes maladies. Ils ont montré que le microbiote influe non seulement sur l’évolution de plusieurs pathologies auto-immunes et de cancers, mais également sur la réussite de leurs traitements. En ce qui concerne la sclérose en plaques, certaines bactéries intestinales seraient présentes en trop faible quantité dans le corps des patients. Ainsi, l’équipe de Takashi Yamamura, du Centre national japonais de neurologie et psychiatrie à Kodeira, a trouvé que les personnes atteintes de sclérose en plaques possèdent moins de bactéries produisant des acides gras à chaîne courte que des sujets en bonne santé.
Des acides gras anti-inflammatoires
En 2021, l’équipe d’Emmanuelle Waubant, de l’université de Californie à San Francisco, a confirmé l’importance de ces souches bactériennes chez de jeunes patients : les enfants possédant davantage de bactéries productrices d’acide butyrique (un tout petit acide gras) avaient des symptômes de la maladie moins intenses que ceux chez qui ce composé était moins présent. Et, en 2023, Oluf Pedersen, de l’université de Copenhague, et ses collègues ont comparé les flores intestinales de personnes en bonne santé et de patients souffrant de sclérose en plaques, mais dont les symptômes s’atténuaient : on retrouvait également des types de microorganismes sécrétant des métabolites anti-inflammatoires tel l’acide butyrique.
Les bactéries intestinales produisent donc des molécules qui freinent la maladie ou, au contraire, la favorisent. De plus, certaines d’entre elles seraient capables de stimuler des lymphocytes B fabriquant des IgA, ces derniers migrant ensuite vers le cerveau pour y exercer leurs effets bénéfiques. Quelles sont ces souches bactériennes anti-inflammatoires ? Elles font encore l’objet de nombreuses recherches… Mais nous avons déjà quelques pistes.
En effet, on sait que différents médicaments – à l’instar des antibiotiques – interagissent avec le microbiote et le modifient. Par exemple, en 2022, nous avons montré qu’un traitement de la sclérose en plaques (relativement efficace sur les symptômes), le diméthylfumarate, change la composition des bactéries intestinales des personnes atteintes de la forme dite « rémittente récurrente » de la maladie [la forme la plus fréquente, qui se caractérise par de rares poussées aiguës de symptômes alternant avec de longues périodes de rémission, complète ou partielle, ndlr]. Après trois mois de traitement par ce médicament, la concentration de certaines souches bactériennes associées à la maladie, dont Coprococcus eutactus et Akkermansia muciniphila, diminuait, tandis que celle de bactéries anti-inflammatoires, comme Lactobacillus pentosus, augmentait.
En outre, la flore intestinale modifierait le succès d’un traitement, notamment lorsqu’il s’agit de substances qui atténuent le système immunitaire, comme les anti-inflammatoires et le diméthylfumarate, ou au contraire l’activent de façon ciblée, à l’instar de certains anticancéreux. En 2022, nous avons révélé qu’un effet secondaire fréquent du diméthylfumarate – un manque de lymphocytes dans le sang – était associé à une signature microbienne précise : les patients présentaient davantage d’Akkermansia muciniphila et moins de Prevotella copri dans leurs selles avant le traitement…
À l’avenir, il est probable que la composition de notre flore intestinale représente une information pertinente sur le plan médical : on sera sans doute en mesure d’y identifier des bactéries impliquées dans certaines maladies ou d’en déduire le traitement le plus adapté à un individu. Les IgA devraient aussi servir au diagnostic. En effet, en 2023, nous avons identifié un type particulier de ces molécules dans une maladie auto-immune inflammatoire de la moelle épinière et du tronc cérébral, autrefois considérée comme une sclérose en plaques « atypique ». Ces anticorps s’attaquaient à une « glycoprotéine » des oligodendrocytes, les cellules du système nerveux qui produisent la myéline. Ils pourraient donc servir de biomarqueurs pour distinguer cette maladie de la sclérose en plaques et offrir ainsi un moyen de traiter chacune de façon mieux ciblée, par exemple en fonction de la composition de la flore intestinale et – pourquoi pas – de l’activité du système immunitaire. Une simple prise de sang pour savoir quel médicament est le mieux adapté à tel patient pour telle affection ? C’est ce à quoi nous espérons un jour arriver…
Comment avoir une bonne flore intestinale ?
L’objectif de nombreux chercheurs est de trouver la « meilleure » composition de la flore, c’est-à-dire celle qui optimise notre santé. Ils tentent donc de la modifier à leur gré pour y introduire de nouveaux microorganismes bénéfiques et en retirer ceux qui seraient nocifs. Administrer des antibiotiques est-il une solution ? Pas sûr : comme ces médicaments tuent souvent de façon non ciblée les espèces de bactéries de notre corps, les conséquences de leur utilisation semblent plutôt négatives. D’une part, ils détruisent la « bonne » flore intestinale et, d’autre part, leur utilisation favorise les résistances bactériennes.
Il existe un autre obstacle à la modification de notre microbiote intestinal : on est loin de connaître toutes les espèces pro- ou anti-inflammatoires, et leurs interactions dans l’intestin. Parfois, une même souche est bénéfique dans certaines maladies, mais néfaste dans d’autres. Difficile alors de faire le tri…
Aujourd’hui, notre équipe s’intéresse donc particulièrement aux lymphocytes B produisant des IgA ayant des effets anti-inflammatoires. Est-il possible de les « activer » dans l’intestin, afin qu’ils migrent ensuite vers le cerveau et y atténuent les inflammations ? On sait encore peu de chose de ces cellules immunitaires. Nous continuons donc à étudier d’où elles viennent, comment elles fonctionnent et pourquoi certaines d’entre elles protègent le cerveau. En espérant que cela nous permettra de développer de nouveaux traitements contre la sclérose en plaques, voire d’autres maladies cérébrales.